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ASSOCIATION MONDIALE DE PSYCHANALYSE
IXe Congrès de l'AMP • 14-18 avril 2014 • Paris • Palais des Congrès • www.wapol.org

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LE RÉEL AVEC DES ARTISTES
Comment j'ai écrit L'interdit
Gérard Wajcman

J'aime les notes de bas de page. J'ai toujours aimé le style des notes, conçues comme une forme littéraire. Mais aussi il m'importe qu'elles s'inscrivent réellement dans le bas de la page, dans sa marge inférieure. Autant dire que je n'aime pas quand les notes sont regroupées et exilées en fin de volume[1]. Je tiens en effet que le texte et le hors-texte doivent se regarder dans la même page, ainsi elle s'anime d'un mouvement de l'œil qui, répondant à l'appel de la note, se déplace, descend et remonte, allant du texte au commentaire pour revenir au texte. C'est une disposition typographique ancienne. Jadis, dans les livres, la glose entourait le texte. Mais s'agissant de mon livre L'interdit2[2], je pense plus à l'anatomie d'une page du Talmud qui, dans l'édition classique de Vilna, se présente comme un emboîtement de commentaires, avec au centre la Michna, le texte source daté du iiie siècle, au-dessus et au-dessous la Guemara qui au ve siècle commente la Michna, et autour, vers l'intérieur du livre, le commentaire de Rachi (au xie siècle), et, vers l'extérieur, les commentaires postérieurs, dits « Compléments » (Tossafot). C'est après avoir écrit mon roman, composé presque exclusivement de notes en bas de page, que j'ai songé au Talmud, parce que, comme le texte source central de la Michna est issu de la tradition orale, il apparaît qu'il est lui-même aussi un commentaire. Ce qui signifie que ce grand livre n'est finalement constitué que de commentaires d'un texte absent. Ces réflexions me sont donc venues après coup, parce que la forme du livre, qui ne laissait dans la page que le centre blanc, vide avec les notes en bas, s'est imposée à moi par une autre voie, de l'intérieur même du projet littéraire. Raconter une histoire en notes de bas de page m'a semblé la façon la plus juste de figurer ce que le roman était supposé raconter, soit le voyage de quelqu'un qui va à mesure perdre l'usage de la parole, de sa langue. La page blanche était en somme une page muette, sans voix, et les notes en bas de page un murmure de plus en plus lointain. Pour finir, ce silence se révélait comme l'incarnation du yiddish, d'une langue perdue, la voix du yiddish que les Juifs d'Europe parlaient avant la Shoah, mais une langue qui s'était tue et que le héros n'avait jamais pu apprendre. Du mutisme à la langue perdue, le blanc de la page prenait presque la valeur d'une illustration – comme le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch venait figurer l'absence d'objet.

Les pages ainsi composées autour d'un centre vide ont assez vite fait regard. Je veux dire que de plusieurs parts me sont parvenues des propositions de les compléter. Les pages blanches suscitaient le désir d'écrire, de reconstituer, à partir des notes de bas de pages, le texte absent du haut, toute l'histoire, le roman manquant, effacé ou disparu. Alain Badiou m'a d'ailleurs annoncé un jour qu'il s'y était mis. Et puis il y a eu un peintre belge qui a commencé à griffonner dans le blanc des pages, sans suite. Jusqu'au jour où Francisco-Hugo Freda m'a dit – c'était il y a quelques temps – qu'il avait conçu un projet pictural sur le livre. Je sais que ce travail a cheminé longuement, souterrainement, sans arrêt. J'en ai de loin en loin aperçu des états divers. Jusqu'à ce soir récent où FHF m'a montré ses « pages » finies du livre. Une série de tableaux qu'il m'a présentée comme l'entreprise de « réécrire le livre ». Mais pas sans moi. J'avais en quelque sorte produit le fond de la page, et il avait peint dessus. Pas en l'effaçant, plutôt à la façon de ces artistes préhistoriques qui peignaient sur les murs des cavernes en utilisant dans leurs peintures les reliefs naturels de la roche ou les dessins qui les recouvraient déjà. FHF a réécrit L'interdit en peinture. Le silence est ainsi devenu visible. Je dirais que ce que l'art de FHF a accompli, c'est la métamorphose de la voix en regard.


  1. J'ai échangé sur le sujet des notes avec un grand érudit américain, Anthony Grafton, qui enseigne à Princeton et qui est sans doute le meilleur spécialiste de la question. Il est l'auteur d'un livre essentiel, traduit en français, Les origines tragiques de l'érudition. Une histoire de la note en bas de page, Paris, Seuil, 1998.
  2. Wajcman G., L'Interdit, roman, première édition, Paris, Denoël, 1986 ; réédition, Paris, Nous, 2002.