Un réel pour le XXI sciècle
ASSOCIATION MONDIALE DE PSYCHANALYSE
IXe Congrès de l'AMP • 14-18 avril 2014 • Paris • Palais des Congrès • www.wapol.org

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LE RÉEL AVEC DES ARTISTES
« Faire d'un tableau un poème »
Dialogue entre Gérard Wajcman et Francisco-Hugo Freda

Gérard Wajcman : Il y a eu depuis sa parution des tentatives d'écrire le livre, c'est-à-dire de raconter l'histoire que le livre laisse en blanc. Tentatives de dire entre, L'interdit. Toi tu entreprends carrément de le réécrire. Pourquoi ? Il ne te plaît pas ?

Francisco-Hugo Freda : Commençons par l'histoire. Je me souviens du jour où tu m'as offert ce livre, voici de nom­breuses années. C'était à Paris, dans une librairie. Ce jour-là tu présentais un autre de tes livres, mais j'étais enthousiasmé par L'Interdit qui m'est apparu rapidement comme un objet plastique. J'avais le livre entre les mains, je t'ai demandé une dédicace. Elle disait : texte pour faire des petits dessins. C'était une invitation à laquelle j'ai répondu positivement. L'auteur du livre demande de le dessiner, et, comme un bon secrétaire, un bon scribe, je n'ai rien fait d'autre que de répondre favorablement à cette demande. Je ne complète rien, le livre appelle au dessin. Comme la peinture aspire au tableau. Le problème de savoir si je l'aime ou pas n'a aucune place. Je me suis attaché à ce livre, je l'ai emmené avec moi, le faisant voyager d'un conti­nent à l'autre plusieurs fois. Aujourd'hui, il est temps de montrer l'amitié qui me lie à lui. Évidemment, j'en ai fait un autre livre. Je ne saurais dire si je préfère le mien ou le tien…

G.W. : L'œuvre que tu exposes propose la réécriture, mais en peinture, d'un livre qui se présente comme un roman. Quand on fait des rapprochements entre la littérature et un art, c'est le plus souvent avec la musique, pour parler de la musicalité de la langue. Ici, tu prends la littérature non par la langue mais par l'œil, par la page, par le papier, par le noir de la lettre et le blanc de la surface. À quelles conditions peut-on considérer que la page est un tableau ?

F.-H.F. : Ayant déjà dû répondre à une question similaire, lors d'un repas amical, j'ai dit que je peindrai n'importe quoi. Il en a été ainsi d'un livre d'artiste que j'ai exposé au moma en 2012 et que j'avais donné préalablement à un designer pour qu'il fasse de chacun de ces dessins une toile – et que de cette toile, il puisse en faire des vêtements. L'idée était dans l'air et récemment je me suis promis que j'allais la reprendre. Un dessin qui figure également dans le même livre d'artiste illustre la couverture du livre de mon ami Serge Cottet, 12 estudios freudianos, publié il y a peu en Argentine. Tel autre dessin sera, en outre, le point de départ d'une installation dans un immeuble de quatre étages de l'Université Nationale de San Martín. Avec ces exemples, je veux mettre en évidence le fait que je considère n'importe quel endroit dans l'univers comme passible de recevoir l'intervention d'un artiste – d'être touché par la peinture. En ce sens, je considère que n'importe quelle surface est une toile qui demande avec un cri silencieux – comme le tableau de Munch – le trait, l'encre, l'huile, quelque chose qui la met en dehors de la catégorie générale de la page pour entrer dans l'ensemble restreint des tableaux. Autrement dit, en peignant la page, je l'arrache à son statut d'objet.

G.W. : Bien sûr, il y a depuis longtemps un lien entre livre et peinture. Cela a pris diverses formes dans l'histoire. J'en vois rapidement quatre. Anciennement, avant l'imprimerie, il y a le livre orné, avec enluminure, miniatures, volumes armoriés. Plus tard, il y a le livre docu­menté, avec gravures, façon Encyclopédie. Ensuite, massivement au xixe siècle, il y a ce que Proust appelait le livre à images, avec illustrations, à la Gustave Doré. Et puis, au xxe siècle, arrivent les livres d'artistes nés de la rencontre entre un écrivain et un plasticien. Mais ce que tu proposes ne se rattache finalement à aucun de ces genres, pas même au livre d'artiste, parce que ce que tu appelles « réécriture du livre » passe par un morcellement du livre, où l'unité n'est plus le livre mais la page…

F.-H.F. : Il est exact que mon travail a consisté à découper le livre. Ce n'est pas la première fois que je le fais. Je l'ai fait avec un livre de poèmes de mon ami Jorge Alemán et, très récemment, avec le livre du poète Carlos Ruta. Quelles sont les opérations que j'ai réalisées avec ton livre ? Elles sont nombreuses. Mais la plus importante fut sa lecture ; je l'ai lu minutieusement, plus d'une fois. Je l'ai lu pour savoir où j'allais le déchirer. À la fin, l'opération fut très simple : j'avais demandé à l'éditeur de ton livre un enregistrement sur cd de ton livre, puis je l'ai fait photocopier feuille par feuille, dans une dimension suffisamment grande pour que je puisse constituer pour chacune de ces feuilles la surface nécessaire à la réalisation d'un tableau. Pour l'exposition que nous allons réaliser, j'ai choisi soigneusement six pages, je les ai faites agrandir – les dimensions sont de 1 mètre par 0,75. La surface de la feuille vaut une lecture particulière : je lis le texte – et avec une multitude de traits je fais un autre texte. On pourrait dire finalement que ce que je fais consiste à interpréter le texte graphiquement. Mais il y a une limite, je ne veux en aucun cas créer un nouveau style, je n'ai jamais essayé de créer quoique ce soit. Mais je travaille beau­coup sur ce qui m'intéresse. La seule chose qui m'en donne une certaine idée, c'est le travail. Au fur et à mesure, je suis dans les idées. Le temps dira ce qui reste de ce que je propose et que tu appelles une nouveauté.

G.W. : Si je cherchais un modèle à cette œuvre, je n'en verrais finalement qu'un, ce serait le Coup de dés de Mallarmé, mais imprimé dans la forme qu'il avait conçue. Il y a là l'idée du livre ramené à des unités élémentaires. Le livre est pensé par la page, mais la page elle-même est pensée visiblement comme un tableau où le poème s'imprime, sous forme de vers qui sont réduits au mot, à une tache noire sur la page. Autrement dit, Mallarmé écrirait un livre comme un tableau de peinture. Et toi il me semble que tu fais finalement l'inverse : en réécrivant le livre en peinture, tu fais d'un tableau un poème. Ça te va ?

F.-H.F. : À qui ne conviendrait-il pas d'être l'autre face de Mallarmé ? Mais il y a un hic, tu connais comme moi ce sculpteur roumain qui a osé quitter l'atelier de Rodin. L'anecdote dit que ses collègues, ses amis, surpris et probablement terrifiés, l'ont réprimandé et lui ont demandé comment il avait pu quitter Rodin. Le jeune sculpteur répondit : l'herbe ne pousse jamais à l'ombre d'un grand arbre. Évidemment, Brancusi ne s'est pas trompé, et la sculpture, à partir de ce moment-là, n'a plus été la même. J'ai commencé assez tard à me consa­crer à ces riens de l'art, peut-être trop tard. Alors même qu'il y a toujours eu quelque chose en moi de l'artiste. Je me souviens avec exactitude du jour où j'avais décrit à Jacques-Alain Miller – mon analyste à cette époque – mes premières incursions dans le monde de la peinture. Je ne sais pas s'il avait dit quelque chose, je ne me souviens que du sourire d'approbation complice avec laquelle la séance s'est terminée. Pendant de nombreuses années, allongé sur le divan, je pouvais voir un tableau à moi que je lui avais offert. Ce tableau a changé de place, pour des raisons que j'ignore, mais il en a trouvé une autre, entre Masson et Picasso. Peut-être que la pièce où j'attendais Jacques-Alain Miller a été ma première salle d'exposition. Cela me donne l'occasion de le remercier pour son geste. Il est vrai que l'idée de « faire d'un tableau un poème » me plaît. Mais je pense aussi que tout tableau est un poème, en ce sens que toute la création inclut ce néant d'où elle émerge.

GW. Vas-tu réécrire les Écrits de Lacan ?

F-H.F. : Ta question, cher Gérard, est amusante… Nous pourrions faire, toi, un livre sur les Écrits de Lacan, et moi une série de dessins sur Lacan. Mais en y réfléchissant, j'ai déjà fait une exposition intitulée Lacan et Freud. Gérard Miller a utilisé ces images dans son dernier film. Je me souviens aussi d'avoir vu une exposition dans laquelle il y avait une installation comportant un cube plein de livres parmi lesquels figurait les Écrits de Lacan. Je sais, en outre, qu'un philosophe contemporain dit que parmi les livres qu'il garderait, si on brûlait tous les livres de l'univers, il y aurait les Écrits. L'an dernier, en Argentine, on a eu aussi une pièce intitulée Le docteur Lacan. Par ailleurs, j'ai reçu sur Facebook un message d'un monsieur qui est en train de faire une bande dessinée dans laquelle le person­nage central est Jacques Lacan. Donc, je peux te répondre avec une certaine tranquillité que je ne serais pas le seul artiste qui fait de Lacan objet de son art. Je te réponds donc par l'affirmative : oui, je pourrais le faire. Cependant, je ne le ferais jamais et ce ne serait pas par manque de courage ou d'inspiration. Simplement parce que je réécris son œuvre incessamment, régulièrement, jour après jour, depuis que je l'ai connu, à l'époque du Séminaire Encore.
Qu'est-ce à dire ? Que jusqu'à nouvel ordre, je suis psychanalyste et j'exerce comme tel dans les deux plus importantes villes psychanalytiques au monde : Paris et Buenos Aires.
Il y a quelque chose de la réécriture de ce que Lacan nous a donné que nous devons à tout prix faire constamment, en toute circonstance. Je pense que de cela dépend le sort de la psychanalyse. J'ai connu Lacan, j'ai dîné avec Lacan ; j'ai ordonné mon agenda annuel en fonction de son séminaire. J'ai fait exactement la même chose avec l'enseignement de Jacques-Alain Miller. C'est-à-dire que j'ai ordonné mon existence à partir de ce que Jacques Lacan enseignait et de ce que propose Jacques-Alain Miller.
Les Écrits ne peuvent pas être réécrits ; les Écrits, on peut les interpréter, c'est-à-dire en dégager toutes les conséquences qui s'imposent. En ce qui me concerne, ils ont façonné mon mode d'existence. De plus, cher Gérard, je suis prêt à accepter d'être un produit des Écrits ; je suis réécrit par la psychanalyse. Bien que je garde toujours le signifiant qui a orienté ma vie : la liberté. Peut-être que ce signifiant me permettra un jour de peindre la psychanalyse ?
Je te tiens au courant !

À Paris, le 18 février 2014, les questions ont été établies
À Buenos Aires, le 22 février, l'intermezzo a été écrit.
À Buenos Aires, le 23 février, les questions ont trouvé réponse.