Un réel pour le XXI sciècle
ASSOCIATION MONDIALE DE PSYCHANALYSE
IXe Congrès de l'AMP • 14-18 avril 2014 • Paris • Palais des Congrès • www.wapol.org

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Philip K. Dick ou Le XXIe siècle a-t-il structure de fiction ?
par Carole Dewambrechies-La Sagna
Philip K. Dick

Philip K Dick Android made by Hanson Robotics.

Lacan, dans le Séminaire « L'identification » salue les Chroniques martiennes de Ray Bradbury, publiées chez Doubleday en 1950, au même titre que Les Fondements de l'arithmétique de Frege. C'est un autre auteur de science fiction, qui a aussi publié chez Doubleday – en 1977[1] cette fois – que j'ai choisi pour nous introduire à la question du réel du symptôme au XXIe siècle. Cet auteur c'est Philip K. Dick, et son roman A Scanner darkly.

1973 : Philip K. Dick commence la rédaction de A scanner darkly – traduit en français par Substance mort – et prendra 4 ans pour l'écrire. De son propre aveu c'est le premier texte qu'il écrit « without speed[2] », il sort d'une cure de désintoxication.

Bob Arctor, le personnage principal du roman, est censé être un employé de Blue Chip Redemption Stamp Center à Placentia où, selon ses amis, il peindrait probablement des timbres. En réalité il est Fred, un agent secret chargé de trouver des dealers importants de la Susbtance Mort, une drogue qui détruit le cerveau par des lésions irréversibles. Pour cela, il doit infiltrer le milieu. Il vit donc dans un taudis, avec Ernie Luckman et Jim Barris. Leur préoccupation essentielle est de se procurer la drogue. « Le bonheur c'est de savoir qu'on a des cachets. »

Dans son rôle d'agent secret, Fred, comme ses supérieurs, porte un costume brouillé. Un costume brouillé est un costume fait d'un « million et demi d'images fragmentaires de la physionomie d'individus divers » qui changent constamment et ruinent toute possibilité d'identification (p. 35). Il fait de celui qui le porte un embrouillé, voire un gribouillis. Il se voit confier la mission d'espionner tout spécialement Bob Arctor qui pourrait être impliqué dans des trafics… Le Watergate battait son plein, dans la société américaine et dans le monde, entre 1972 et 1974.

Les identités multiples et permutatives – « ses traits dissimulés par une permutation frénétique » –, le dédoublement du voir et de l'être vu sont corrélés dans le roman à ce que l'on pourrait appeler, plus que le déclin du Nom-du-Père, l'oubli du nom propre, constitutif en quelque sorte de la psyché de celui qui prend de la substance, le « flippé » comme on l'appelle dans le texte.

Ce point est mis en scène au début du roman : . Charles Freck quitte Jerry Fabin, son copain qui connait une version aggravée du syndrome d'Ekbom liée à son addiction, pour chercher de la Substance Mort (SM). Il a brusquement une représentation angoissante appelée « séquence fiction ». Il est arrêté par la police qui lui demande son nom : « O.K., mon gars, ton nom ? — Mon nom ? (PAS POSSIBLE DE ME RAPPELER) ».

Depuis les années 1970, c'est l'ensemble de notre société qui est devenue addictive. C'est-à-dire que sous l'effet du discours capitaliste l'addiction est devenue, à mesure que les idéaux ont chuté, le rapport privilégié à l'objet. Jacques-Alain Miller le disait récemment dans une interview au Point en ces termes : « le modèle général de la vie quotidienne au XXIe siècle, c'est l'addiction. Le "Un" jouit tout seul avec sa drogue [3]».

Précédant de peu le roman de P. K. Dick, une conférence de Lacan à Milan l'annonce en ces termes : « Ce n'est pas du tout que je vous dise que le discours capitaliste ce soit moche, c'est au contraire quelque chose de follement astucieux, hein ? De follement astucieux, mais voué à la crevaison […] Ça suffit à ce que ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux, mais justement ça marche trop vite, ça se consomme, ça se consomme si bien que ça se consume[4]. »

A scanner darkly fait le récit condensé et non métaphorique de cette société de toxicomanes hallucinés qui court à sa propre perte, qui consume sa vie, en consumant la substance grise de son cerveau. « L'abus de drogues n'est pas une maladie. C'est une décision au même titre que traverser la rue devant une voiture lancée à vive allure », dit P. K. Dick dans un entretien[5].

Mais le discours capitaliste est lui-même lancé à vive allure et le choix apparait comme un choix forcé au XXIe siècle. Le cachet est le partenaire-symptôme privilégié. Il est remarquable que le roman souligne qu'il ne s'agit pas de quête effrénée de jouissance, de recherche d'un plus-de-jouir, mais au contraire d'une démarche sans cesse réitérée pour que le déplaisir cesse. Le toxique permet une identification qui répond à la question : « qui suis-je, où, dans quel but ? » En même temps qu'il accentue et aggrave la désidentification. En témoigne la scène de Charles Freck imaginant être arrêté par la police : se rappeler son nom propre a pour seule valeur de ne pas avoir d'ennuis avec la police.

François Ansermet et Pierre Magistretti le disent en ces termes : « dans l'addiction aux substances, [les] adaptations à long terme seraient à la base des mécanismes de tolérance et de dépendance qui font passer d'un comportement d'impulsion à un comportement de compulsion ». La décharge de l'excitation, qui en principe produit du plaisir, « s'estompe avec le temps alors que le déplaisir s'amplifie[6] ».

Le corps dickien est, dans son fond, liquide et ne trouve à s'identifier qu'à partir de la substance. Le début de Confessions d'un barjo décrit le rapport au corps de Jack Isidore ainsi : « Je suis constitué d'eau. Ça ne se voit pas parce que je la retiens. Mes amis sont comme moi. Tous. Le problème c'est d'éviter que le sol nous absorbe à mesure que nous le foulons sachant que nous devons aussi gagner notre vie. Mais il y a pire : on ne se sent chez nous nulle part[7] ».

Ce corps nous le voyons dès la première page de Substance Mort en proie aux douleurs hallucinatoires du syndrome d'Ekbom, infesté de parasites qu'il s'agit d'éliminer pour faire cesser la douleur, mais aussi de recueillir dans des bocaux afin de les faire identifier par la médecine.

Pour ce corps liquide ou nuageux qui ne peut se soutenir d'aucune identification symbolique et qui est soumis à une permutation d'images du corps qui empêche de le saisir par l'image, la substance ne constitue-t-elle pas un point – enfin – fixe ? La SM est le point autour de quoi tourne la vie, que le sujet sache qui il est ou non, à quoi il ressemble ou non. Nul besoin de Nom-du-Père, nul besoin d'images ou d'idéal, le cachet est ce qu'il faut chercher et savoir qu'on en possède, c'est le bonheur.

Si la SM infiltre toutes les jouissances, il est bien difficile de s'y retrouver entre les fédéraux qui trompent leurs agents pour remonter des filières et les producteurs de la SM elle-même qui sont dealers, mais aussi directeurs des centres de désintoxication qui reçoivent les drogués en bout de course.

Bob Arctor lui-même est au bout du rouleau. Ses troubles de mémoire sont de plus en plus importants. Quand il est Fred il oublie qu'il est Bob et a des doutes sur l'activité réelle de Bob. Les tests que la police fédérale lui font passer en tant qu'agent le prouvent : il a détruit avec la SM les connections entre son cerveau droit et son cerveau gauche et, pour bien des choses, c'est son cerveau droit qui a pris le dessus pour compenser. « Tout se passe comme si un hémisphère de votre cerveau voyait le monde réfléchi dans un miroir… la gauche devient la droite avec tout ce que cela suppose… Sur le plan topologique un gant gauche n'est rien d'autre qu'un gant droit étiré à travers l'infini. » « En un miroir obscurément », répond Fred en citant l'Épître aux Corinthiens de saint Paul.

Il est probable que les lésions soient irréversibles. Bob doit donc aller dans un centre de rééducation pour un temps illimité. Il profite tout de même de l'occasion de rencontrer des psychologues pour leur demander comment il pourrait s'y prendre avec la femme qu'il aime. Vraiment il ne sait pas faire. La psychologue lui répond gentiment : « Offrez lui donc des fleurs, ces jolies fleurs bleues que l'on trouve partout en ce moment. »

Bob est donc en centre de désintoxication. Ici aussi il s'agit de sortir le sujet de ses identifications (toxicomanes cette fois). On lui prend ses vêtements, on change son nom. Bob s'appellera désormais Bruce. Au bout de quelques mois de rééducation à New Path, il sera envoyé dans une ferme appartenant au Centre de désintoxication pour cultiver les plantes. Il trouvera parmi celles-ci une ravissante fleur bleue dissimulée par les épis de maïs. Des quantités extraordinaires de fleurs bleues. Il apparaît que la ravissante fleur cultivée et dissimulée est celle qui permet la synthèse de la SM.

Tout dément qu'il soit, Bob cueille la petite fleur bleue en se cachant de ses gardiens et la met dans sa chaussure pour pouvoir la donner à ses amis quand il les reverra à Thanksgiving, comme on le lui a dit.

Pour le sujet désidentifié du XXIe siècle la substance de l'addiction n'est-elle pas ce qui donne un point d'ancrage fixe à la pulsion et au sujet un corps, même si ce corps se consume d'être pris dans l'Autre, ses calculs et ses productions ?

N'est-il pas remarquable qu'il n'y ait d'addictions que de ce qui est produit par l'Autre ? C'est en tout cas ce que montre P. K. Dick, qui en connaissait un bout sur le sujet et en fit le centre de la société de consommation présente et à venir. C'est la fiction ici qui présentifie le réel du siècle.

Texte édité par Deborah Gutermann-Jacquet

  1. Philip K. Dick, Substance Mort, A scanner darkly, Folio SF, 2011 (1973 en anglais, 1978 chez Denoël pour la première édition française).
  2. Entretien donné au magazine Rolling Stones, 1975. Cité dans la New World Encyclopedia.
  3. Miller Jacques-Alain, « Les prophéties de Lacan », Propos recueillis par Christophe Labbé et Olivia Recasens, Le Point, 18 août 2011.
  4. Lacan J., « Du discours psychanalytique » (1972), Lacan in Italia-En Italie Lacan 1953-1978, Milan, La Salamandra, 1978, p. 32-55.
  5. Collon Hélène, Regards sur Philip K. Dick, Entretien avec Philip K. Dick par D. Scott Appel et K. C. Briggs, I et II, Encrage, 2006.
  6. Ansermet François, Magistretti Pierre, Les énigmes du plaisir, Odile Jacob, Paris, 2010.
  7. Philip K. Dick, Confessions d'un barjo, J'ai lu, 2013 (Confessions of a crap artist, 1975).