Claude-Luca Georges |
La peinture, telle qu'elle se présente à moi, offre à la voracité de l'œil un hors-sens de formes et de couleurs qui me paraît avoir un caractère de réel, et la jouissance de l'œil trouve dans l'œuvre, grâce à l'harmonie, un champ sans obstacle.
L'harmonie est à la fois liberté de la jouissance et protection, égide, permettant d'entrer dans l'arène de la jouissance traumatique, d'aller même, comme le pointe Jacques Lacan, au plus près de l'horreur, par exemple de celle du supplice de Marsyas tel que le peint Titien. Elle a cet « effet pacifiant »[1] qu'évoque Lacan, effet qui souvent paraît bien apollinien, mais l'est-il toujours ?
L'harmonie présente à l'œil une liberté sans entrave. Elle lui offre des continuités à travers lesquelles il glisse : traits, nappes à dominante de couleur, tapis d'éléments apparentés tels les « petits bleus, petits bruns, petits blancs de Cézanne » dont parle Lacan. Elle peut aussi induire des sauts de la vision grâce à des correspondances entre des aspects non contigus, par exemple entre des formes géométriques du cubisme. Cette absence de rupture est d'ailleurs évoquée par Lacan dans le chapitre « Qu'est ce qu'un tableau ? » du Séminaire xi, à travers un rapprochement avec les ballets de l'Opéra de Pékin où « on ne se cogne jamais, on glisse dans des espaces différents où se répandent des suites de gestes »[2].
Ainsi la matière peinture ne me paraît accéder vraiment à l'art de la peinture que si réel et harmonie se conjuguent. Et lorsque l'effet est seulement décoratif, c'est sans doute que l'harmonie est évidée du réel.
Mais cette alliance est sauvage, irrespectueuse. Elle tend à ravager la mise en scène du monde. Pour ma part, j'ai toujours cherché à peindre en introduisant des figures sans étouffer la liberté hors sens du pictural. Il m'a longtemps paru difficile d'aller dans ce sens car la plus grande liberté de la manière, à travers toute l'histoire de la peinture, celle de la Modernité, a tenu très largement au credo selon lequel le sujet de l'œuvre n'aurait qu'une importance secondaire ou même nulle.
Mes tâtonnements m'ont pourtant conduit sur une voie qui déjà traversait certaines peintures que je qualifierai de baroques. Ce sont des tableaux où le rendu du corps humain, du visage surtout, est fidèle alors que le pinceau trouve un champ plus libre dans les vêtements, les tentures ou certains composants du paysage : eau, rochers, feuillages, nuages, etc. Cela est par exemple fort apparent dans La Mort d'Actéon de Titien ou dans La Fiancée juive de Rembrandt, fiancée si présente dans son identité de personne, alors qu'il y a une véritable barbarie dans la façon de peindre le morceau rouge que constitue la robe.
J'ai cherché à radicaliser cette distinction des apparences de telle façon que l'œuvre suscite deux visions successives, la première étant quasiment abstraite et très physique, la seconde faisant émerger des figures non stylisées, mimétiques, qui vont se conjuguer avec les aspects de la vision initiale et leur faire prendre sens.
Le 8 février 2014